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Louis Sciarli: cinéaste des chantiers navals

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Bonjour, pouvez-vous vous présenter, tout simplement?

Louis Sciarli. - C'est très délicat et très difficile. D'abord, j'ai fait de la photo pour le plaisir, les films encore plus et donc obligatoirement je me suis dispersé dans tous les sens. Moi, la photo, c'est pas comme certains photographes qui sont dans quelque chose de bien déterminé, du portrait, des paysages, le nu... Moi, j'ai touché à tout, mais alors c'est parti dans tous les sens. Donc c'est pas obligatoirement une ligne de conduite... Par exemple, dans les bateaux, j'aurais pu faire comme d'autres photographes, faire des photos de lancements de bateaux, ou des vues d'ensemble du bateau tel qu'il était, ou terminé ou en mer.
En fait, dès que j'ai commencé à travailler, je me suis confronté à un tas de clients totalement différents. J'ai jamais dit non. Je dis : "Bien écoutez, je réfléchis, si c'est faisable, je vous le fais"; et puis à la fin vous arrivez à maîtriser non pas le sujet mais même le client.

Quel est le parcours qui vous a amené à devenir le cinéaste des chantiers navals de La Ciotat?

L.S. - Parce que j'étais déjà leur photographe! Je travaillais pour eux depuis pas mal de temps déjà, et un jour, c'était dans les années soixante, j'ai proposé un film. Bon, ils étaient un peu inquiets, parce que... c'était un peu des gars à l'ancienne. Donc il fallait que je leur prouve que ce film était utile pour eux. Et donc ça a été des films, je vous dis pas publicitaires non plus, parce que pour eux ce n'était pas que de la publicité... C'étaient des films qui au départ servaient à présenter à des futurs clients les types de bateaux qu'ils faisaient et la manière dont ils les construisaient. On filmait depuis la pose de la première tôle, qui souvent était d'ailleurs symbolique, parce que ça servait de base au premier acompte, donc ils la posaient très vite (rires), jusqu'au lancement du bateau. Pour le lancement, il y a le côté reportage, l'arrivée des invités, la cérémonie, le baptême avec la bouteille de champagne qu'on cassait sur le bateau... Il y a eu des cérémonies israélites, il y en a eu des catholiques et il y a eu des cérémonies arabes, où il y avait de l'eau du Jourdain à la place du champagne. Quand on filmait les intérieurs des bateaux, ça posait parfois problème parce que le bateau n'était jamais fini. J'ai vu des bateaux partir avec des cadrans qui manquaient sur les tableaux de commandes.  Après le bateau partait et on faisait un photo aérienne du bateau qui quittait La Ciotat. Donc ces films et photos leur servaient de base publicitaire lorsqu'ils étaient contactés par de nouveaux armateurs.

Qu'est-ce qui vous a conduit à devenir photographe aux chantiers? C'est vous qui avez démarché les chantiers navals en leur proposant votre travail?

L.S. - C'est simple. Un jour, je suis allé demander l'autorisation de faire un lancement de bateau. C'était juste après la libération. Je suis allé voir Monsieur le Baron D'Huart , qui était déjà Secrétaire Général des chantiers, et je lui ai demandé la permission de faire quelques photos, poliment. Il m'a répondu : "Oui, bien sûr !" En reconnaissance, je lui ai offert un petit album des photos du lancement. Alors, il était enchanté, il m'a dit : "Ecoutez, faites m'en vite trois !" Et puis, ça a été radical. Ils ont commencé à me commander des albums de photos que j'avais faites pour le lancement, des fois cinquante, des fois cent. Et après, ça s'est engrené, on m'a demandé de venir pour les débuts de mises sur cale et j'ai fini par m'intégrer sur l'ensemble du chantier. Ils ne faisaient pas que des bateaux. Par exemple, ils ont fait un tracteur et ils m'ont demandé de faire un album, parce qu'ils avaient quand même mille tracteurs en commande. Alors ils ont voulu mille albums! Et d'un coup, des centaines de photos à tirer. Ah ! C'était fabuleux. C'était un de mes premiers gros travaux, à l'époque ça avait dû faire quatre ou cinq millions, en anciens francs bien sûr. C'était terrible à l'époque et ça m'a vraiment permis de démarrer.  Après, on a monté un atelier de prise de vue dans le chantier. On sortait un catalogue qui était pas mal, et puis, petit à petit, je connaissais tout le monde. Un jour, un ingénieur m'a dit : "Tu es capable de faire des photos des plannings ?" Alors, j'ai photographié ça en le restituant en plus petit pour que les gars puissent surveiller leurs travaux et pour pouvoir les diffuser dans les bureaux que ça intéressait.

Quelle était votre marge d'action dans la réalisation des films?  Est-ce que vous pouviez filmer ce que vous vouliez?

L.S. - Ah ça! Je filmais tout ce que je voulais, c'est indéniable! Il n'y a eu qu'une fois, où j'avais filmé un ouvrier qui était en train de peindre un bateau. C'était en été, il avait un genre de short, c'était pas encore les pantacourts mais c'était un short minable, dépenaillé. Il était là tranquillement, il peignait une porte, c'était sympatique et tout. Et ce plan, il m'a été refusé, ça portait un peu ombrage à la valeur du chantier (rires). Pour le reste, on ne m'a jamais rien dit, je faisais ce que je voulais. Par contre, c'est pas eux qui m'imposaient certaines choses, c'est plutôt moi qui leur imposais mes vues pour un tas de choses. Parce que... c'est malheureux mais même au chantier, j'ai toujours eu à faire à des gens...  qui aimaient se reposer sur quelqu'un d'autre. Donc je manoeuvrais à mon idée là-dessus, et je n'ai jamais eu de problèmes majeurs.

Ils vous faisaient entièrement confiance...

L.S. - C'est anecdotique et il ne faut pas peut-être pas le dire, mais il y a eu pas mal de vols dans le chantier... tout le monde rentrait et sortait en voiture, les entreprises, les ingénieurs, les sous-ingénieurs, les petits petits sous ingénieurs, enfin tout le monde! Et bien un jour, ils ont sabré! Et il n'y a eu plus que deux personnes qui avaient le badge général pour aller partout, c'était D'Huart et moi. Une fois aussi, en rentrant de Toulon, et en arrivant à La Ciotat, on voit au loin des flammes, des rougeoiements... "C'est un bateau qui brûle!", j'arrive au chantier, il était une heure du matin. J'arrive devant l'Alsace, un gros pétrolier qui était en finition. Et donc il y a un ingénieur qui était responsable du bateau qui me voit là avec le matériel à la main. Il m'appelait "Loulou" parce qu'on était copains, alors il me dit : "Dis Loulou, tu me fais ça, ça et ça"... C'était totalement normal pour lui de me retrouver à une heure du matin dans le chantier naval, à croire que c'était moi qui avais foutu l'incendie !

Vos films avaient aussi un usage interne?

L.S. - Oui. Par exemple une fois, ils se sont aperçus que certains bateaux, lorsqu'ils étaient lancés sur la cale 2, déviaient sur la droite. Alors un jour, on a monté tout un système, on a fait des plans d'ensemble... on a fait un film pour qu'ils observent et comprennent ce phénomène de déviation. On a mis je crois une dizaine de caméras, et plein d'appareils photos bien sûr. Donc on faisait aussi des trucs comme ça, et on faisait d'autres films à usage technique et à l'usage de certaines fabrications. C'était assez fabuleux à faire. Et puis, c'est passionnant, à chaque fois c'était nouveau, pour tout le monde d'ailleurs, autant pour eux que pour nous puisque souvent, c'était la première fois qu'ils le faisaient, qu'ils expérimentaient ça.

Votre passion des navires est venue avec votre métier, ou elle existait avant que vous commenciez la photo ou les films?

L.S. - Oh la passion, je l'ai pour tout. Je l'ai pour les hélicoptères, je l'ai pour n'importe quoi, c'est ça qui est terrible! Moi, c'est une passion générale. C'est pour ça que je suis hyper vivant. Moi, j'ai toujours navigué dans ce genre de vie. J'ai toujours trouvé très intéressant de faire ça. Parce que l'homme, la vie, la nature, ça m'a pris à la gorge toute ma vie. Et maintenant, je suis encore le plus heureux des hommes, bien que je sois plus âgé, mais ça fait rien. C'est comme ce petit souffle d'air, je suis tout heureux. Tous les jours, il faut l'admettre si on ne le comprend pas. Mais, c'est ça la vie que j'ai mené, j'ai toujours vu des choses que d'autres ne devaient pas voir.

En dehors de la promotion des bateaux et du travail technique que vous étiez amené à faire, est-ce qu'on vous demandait de couvrir aussi la réalité socio-économique du chantier, de l'ouvrier jusqu'au dirigeant? Est-ce que vous filmiez les hommes?

L.S. - Non je ne filmais rien de social. Je faisais ce que je voulais, mais si ça ne les intéressait pas, je n'allais pas plus loin. Autrement dit, la CGT ou les syndicats ou les manifestations, je n'avais pas à le faire puisque au fond ça ne me concernait pas. Moi mon client, c'était les chantiers navals et mon patron, c'était le Baron D'Huart, voilà point final.

Comment étiez-vous perçu par les ouvriers? Vous étiez perçu comme un des leurs?

L.S. - Ah ça ouais, j'avais pas de problèmes. Par contre, c'est ça qui me fait râler, c'est là où je lutte parce que c'est la vie, c'est ce manque de communication entre l'ouvrier et les patrons. Moi, c'est ça qui me renverse, c'est là où le bât blesse.


Quelle est la personnalité qui vous a le plus marqué au CNC?

L.S. - Le Baron D'Huart, qui était quand même un gars qui... ça y allait attention! Il savait ce qu'il faisait.  Un jour on devait faire des films d'un bateau qui s'appelait l"Al rawdatain". C'est un bateau qui a été fait pour le Koweit, le plus gros qu'ils aient fait; il faisait quatre-cent mètres de long, c'était énorme. Alors, j'avais un ingénieur qui avait un poste important dans les travaux publics. Et cette fois-là, c'est le premier bateau qu'il faisait dans la forme de radoub parce qu'il n'y avait pas de cale assez grande pour le lancer, et ce bateau était très important. J'ai dit : "Dites, vous voulez qu'on fasse un film sur ce bateau?" Ça se passait comme ça avant, sans bon de commande, c'était fait à la main et terminé. Ça aussi, c'était la belle époque tout ça, tu vois. Il n'a pas voulu qu'on fasse le film. Alors résultat, je me suis couvert, j'ai quand même fait quelques plans. Et puis un jour, le Baron me téléphone, et il me dit : "Sciarli, lundi à Paris, on va présenter le film sur l'"Al rawdatain"!". "Ben, j'en ai pas". "Comment vous n'en avez pas ?!". "J'ai dit : "Ce ne sont  que des rushes, et encore que j'ai fait à mon compte". Alors résultat, je téléphone à mon opérateur que j'avais à Paris, je lui ai dit : "Tu me trouves vite une salle aux Champs Elysées!". Il était affolé. Ça, on le faisait couramment pour pouvoir projeter les films. Et ce jour-là, il y avait ce qu'on appelait le Ministre de l'Huile. C'est un gars qui, au Koweit, faisait la pluie et le beau temps. A un moment dans la soirée, D'Huart m'appelle pour me dire que j'avais complètement foiré. Le Ministre de l'Huile lui avait dit : "Allez, terminé, je dégage !" Et il est parti. Il a annulé la commande de quatre bateaux transport de gaz, il y en avait pour deux cent milliards d'anciens francs! Alors D'Huart m'a dit : "Ben écoutez, lundi matin à mon bureau"!

D'où l'importance "économique" d'un bon film...

L.S. - Oui. Résultat, on a du le faire le film, on l'a tourné comme on pouvait parce que le bateau n'était plus à La Ciotat, on a du aller le trouver en Sicile. Puis on l'a présenté à ce Ministre de l'Huile qui est revenu exprès. Après la projection, d'Huart  m'a pris à part et m'a dit : "Bon ça va, ils ont repris la commande". J'ai fait économiser deux cent milliards au chantier, merde! Ça me met hors de moi. Une colère noire!

Est-ce qu'il y a un film, un événement que vous avez filmé en particulier que vous retenez?

L.S. - Un lancement de bateau, c'était quelque chose qui était assez spectaculaire. Il y avait du bruit, c'est-à-dire les chaînes... parce que le bateau tirait des chaînes. On voyait ça dans les prisons au moyen-âge, les gars qui tiraient des grosses chaînes et ça faisait un bruit infernal. Il y avait la poussière, les sirènes du bateau, de tous les bateaux dans le port, des klaxons des plaisanciers... Enfin, il y avait un bruit infernal et c'était vraiment impressionnant! Il y avait des gens qui en pleuraient des fois, ça te touche! Pour ma part, et j'ai toujours été comme ça dans ma manière de travailler; je me bloque, c'est fini, je suis le prolongement de l'appareil, c'est tout. Je fais tous les trucs techniques qu'il faut faire, s'il y a un truc à changer, je le change. Je suis là, les cadrages... je n'existe plus, je ne suis plus moi, ça me fait strictement rien. Et puis le film monté, que je regarde en première position quand il est déjà fini avec le son et tout, et bien j'arriverais à en pleurer presque, tellement c'est émouvant!

Est-ce que vos films racontaient aussi la ville de La Ciotat, en dehors des frontières physiques des chantiers?

L.S. - Oui, parce que je me servais également de certaines vues, notamment pour l'arrivée du train en gare des frères Lumière, j'avais acheté les rushes tout ça, en expliquant comment était devenue La Ciotat, des fois on faisait des cartes avec des explications. Il y avait le Maire aussi qui était toujours invité... Je repense aussi au lancement du bateau grec d'Onassis, "l'Olympic Splendour". Ce jour là, il y avait la vague qui est arrivée, c'était les débuts, ils ne savaient pas trop comment ça allait se passer avec les vagues. Et donc lorsque la vague est arrivée, en face, là où il y avait la mairie, vers le phare, il y avait des bateaux que des gars avaient laissé traîner, des barquettes de sept-huit mètres. Et tu vois la vague qui broie les bateaux et au retour de la vague, on voit les rochers au fond du port! Il y a une histoire aussi que je raconte dans un reportage, c'est que les bateaux quand ils étaient lancés fonçaient droit sur la Mairie et s'arrêtaient tout près du quai, et qu'en principe j'y mettais toujours l'opérateur le plus mauvais, pour si des fois il y avait un accident. Jusqu'au jour où j'y avais placé ma femme qui m'a dit "Ah c'est pour ça que tu m'as placé là?"; je lui ai dit "mais non, toi c'est pas pareil!"

Comment est-ce que vous avez vécu la fermeture définitive des chantiers à La Ciotat?

L.S. - Bah! J'ai même pas pu me permettre le luxe de faire faillite. J'ai tout payé, j'ai perdu cent briques, ça tournait bien mais là j'ai tout laissé tomber. Les ouvriers sont à la retraite aujourd'hui; ils ont touché des sommes fabuleuses. La standardiste des chantiers navals et son mari qui était chef de bord je crois, ils ont touché dans les cent cinquante millions anciens en partant et moi j'en ai perdu cent. Tu vois la différence? Faut pas exagérer non plus. Bon ben, c'est même pas de l'amertume, c'est comme çà, c'est la vie.

Vous n'avez jamais imaginé faire un film sur la fermeture des chantiers, sur ce qu'est devenue la ville?

L.S. - Non. Ben tu sais, j'ai jamais été dans le style... je m'estimais reporter mais pas à ce point... et puis à la fin, avec ma femme on a morflé hein, on a comme même laissé cent briques en tout. Quand tu penses que le dernier bateau pour lequel j'ai fait un film, et bien j'ai été obligé de le finir en sachant que je ne serais pas payé... Donc après j'ai dit stop, on a tout stoppé, tout liquidé.

Qu'est-ce que vous pensez de la reconversion de la ville aujourd'hui, depuis la fermeture des chantiers?

L.S. - C'est une reconversion de droite.

Qu'aimeriez-vous que devienne votre travail, qu'il se retrouve où, dans un musée? Aimeriez-vous qu'on puisse tous y avoir accès? Avez-vous une idée de tout ça?

L.S. - Déjà bon, le dernier livre qui est sorti là, sur les bateaux, il y a quand comme même trois cent cinquante photos à moi là, qui ne m'ont rien rapporté. Tous ces livres là, ils ont été faits à partir des archives de La Ciotat. Je m'en fous un peu, je m'en fous royalement. Je suis fier de raconter les histoires qui se sont passées, ce que j'ai fait avec Pagnol, avec Fernandel tout çà... Par contre, il y a des facilités des fois, c'est pas possible... il y avait le gars des archives de La Ciotat, ils vont faire une belle médiathèque nouvelle, il me dit écoute: "Dans la médiathèque, il va y avoir la salle Sciarli", bon et bien je m'en fous complètement, c'est pour le principe. Je suis méchant, c'est juste pour emmerder ceux qui m'ont fait chier dans la vie, voilà, je suis grossier, mais c'est comme çà (rires).

Vous avez des projets pour l'avenir?

L.S. - Je vais être obligé de décaler l'heure de ma mort, parce que j'ai encore trop de choses à faire. C'est tout simple, pour l'instant je me suis fixé cent un ans. Déjà, je veux sortir encore un livre sur un épisode de mon grand-père, Frédéric Brun-Allemand, quand il a fait le tour du monde en 1900. Il a fait le tour du monde sur un bateau fait à La Ciotat, lancé à La Ciotat. C'était son premier voyage et il a écrit tous les deux-trois jours à ma grand-mère en lui disant son état d'âme. J'ai toutes les lettres et le bateau j'ai réussi à trouver... j'ai retrouvé des archives du chantier d'avant moi! Il y avait le père Gavard entre autres, et des plaques de verres du bateau que mon grand-père a pris, faut le faire! J'ai le lancement de ce bateau, j'ai le bateau dans le port, j'ai des joutes devant le bateau... je vais sortir un livre terrible! A des moments je me dis: "J'ai peut-être le cul bordé de médailles".

Propos recueillis par Ugo Chavarro / Résurgences

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Merci à Sarah Champion, coordinatrice éditoriale et Samuel Tronçon, directeur de Résurgences  http://www.resurgences.eu/

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